Johann Gottfried HERDER (1744- 1803)
TRAITÉ DE L'ORIGINE DU LANGAGE RÉSUMÉ COMMENTAIRES

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En 1769, au concours de l'académie de Berlin est donné le sujet suivant : "En supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d'inventer le langage, et par quels moyens parviendront-ils à cette invention? On demande des hypothèses qui expliquent la chose clairement et satisfont à toutes les difficultés"

Les résultats sont connus deux ans après. Le même jour sort un résumé en Français. Il faudra attendre 10 ans la présentation en France d'un commentaire, l'édition complète date de 1977 (l'édition de 1992 P.U.F est recommandée).

"En supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d'inventer le langage?"

Comme dans le débat Rousseau / Rameau, on a échange entre deux grandes positions. Ici, c'est SUSSMILCH qui défend l'origine divine du langage dans un ouvrage paru en 1766 : Essai pour prouver que premier langage n'a pu trouver son origine de l'homme mais bien de Dieu uniquement. Herder répond : non le langage nest pas d'origine divine mais humaine. Son ouvrage se rattache à un grand mouvement littéraire allemand de l'époque : "Sturm und drung " ou s'illustre Goethe. Ce mouvement s'établit en réaction contre le classicisme et une certaine forme de rationalisme. Thème central : la création poétique, thème transposé et généralisé de manière anthropologique. Ceci se fait à partir du mythe de Prométhée. Pour Herder, l'homme devient Dieu en inventant le langage. La phase de création du langage est une phase géniale. L'homme créateur du langage, montre son génie poétique dans cette étape de création. En même temps, l'homme est un être de conflit : à la fois mélange de divinité et d'animalité, condamné à se dépasser indéfiniment pour s'assumer comme homme. Cette dynamique va se poursuivre au travers du langage continuellement. Cette notion sous-tend toute l'oeuvre sur le plan philosophique.

Comment cette création se produit elle? Pour Herder il y a une disposition naturelle de l'être humain qu'il appelle "besonnenheit" (traduit par "réflexion" ou "circonspection"). Il y a donc au départ une disposition humaine qui fait intervenir à la fois les sens et la spiritualité. Cela fait l'originalité de Herder : l'association sensibilité/spiritualité, une disposition contraire à l'animalité. Pour lui, le langage vient de l'homme. Le langage est à mettre en relation avec la prérogative de liberté qui appartient à l'homme. Ce qui pourrait être une extrême faiblesse, qui comporte énormément de risque va être sa force : il n'est pas déterminé pour une tache spécifique. A l'opposé, l'instinct marque la spécialisation de l'animal et son absence d'ouverture. Ce discours est repris dans la philosophie de l'esprit et, actuellement à l'intérieur des sciences cognitives. L'homme tire sa force de son manque. L'homme va aborder le monde qui l'entoure à la fois par sa sensibilité et sa raison.

Comment se fait cette relation qui permet la création du langage ? Herder reprend l'analogie de CONDILLAC : elle se fait par les sens. Du fait de son imperfection et de la liberté qui en découle, l'homme doit non seulement percevoir et connaître le monde qui l'entoure mais encore retenir, reconnaître les sons de la nature en les transformant en sons linguistiques. Herder va plus loin que HUMBOLDT dans la distinction entre son naturel et son linguistique : Cette "circonspection"inclut la réflexion, la qualité d'agent libre. Elle comporte aussi un aspect moral dérivant de la pitié pour l'autre et comporte aussi comme élément dynamique, la perfectibilité de l'homme (comme chez Rousseau). Dans cette perspective, Herder développe une thèse phonocentriste.

Phonocentrisme

L'homme, représenté isolé dans l'univers, soumis aux forces du monde, exerce ses sens, c'est par l'exercice de ces sens qu'il va éveiller sa raison, c'est de là que va naître le langage. Le processus est dans l'ordre : son naturel - ouïe - voix. Elément qui le rapproche de Rousseau et l'éloigne des philosophes du 18e qui priment la vision. Pour lui, le sens du langage c'est l'ouïe. Herder (comme Rousseau) est l'un de ceux qui accordent le moins d'importance aux gestes. Ce langage est dépendant d'une conscience symbolique, de cette façon Herder coupe les ponts avec l'animalité. Dès le premier moment ou l'homme possède le langage, ce langage est humain et n'a rien à voir avec langage animal. Dès lors l'homme est doué de réflexion mais pas encore doué de conscience. Il faudra que cette réflexion s'actualise dans la conscience. Le soubassement de ce langage, c'est louïe. Herder est un de ceux qui font intervenir l'oralité ce qui est un fait moderne pour la linguistique. Dans le langage, le son va primer sur l'image, il va porter à distance mais aussi il va inciter à voir, et de cette façon va se créer l'association son / image qui prépare le moment symbolique de la création du langage. (Distinction avec l'animalité pour qui les sons naturels créent un lien organique pour l'espèce.)

Cette mise en relation son / image n'est pas encore une communication mais nous oriente vers une analyse de ce qu'on appellera ensuite la fonction émotive du langage comme préalable a une fonction centrale pour la linguistique actuelle : la distinctive ou représentative. Cette fonction émotive ne prend toute sa signification que par rapport à la fonction représentative qui reste essentielle.

Donc le langage comporte à la fois extériorité et intériorité, plus encore comporte genèse extérieure et genèse intérieure. Selon lui l'articulation mentale du son et du sens précède l'articulation de la voix, prépare l'empreinte des organes vocaux. C'est une conception qui apparaîtrait aujourd'hui psychophysiologique : elle pose la condition de motricité dans la création de parole, mais prépare aussi le dialogue avec l'autre. L'image acoustique est constitutive du concept "articulation mentale vocale".

"Si l'on peut considérer que c'est la nature qui donne son des sentiments, c'est l'entendement qui fait sens[...] le mot substitué à l'image acoustique représente le concept [...] deux étapes de symbolisme qui permettent la nomination et c'est par cette nomination que l'homme s'approprie le monde" On retrouve le mythe de Prométhée.

Herder fait de la distinction (fonction distinctive) un préalable à la représentation symbolique, là encore c'est l'ouïe qui unit visuel et auditif. Le fait qu'il y ait genèse à la fois intérieure et extérieure induit une origine onomatopéique des premières désignations Les premiers signes linguistiques sont des icones auditives. Comment va se faire la genèse intérieure extérieure, le passage nature culture? Herder sera premier d'une longue liste de gens qui feront intervenir le langage de l'enfant, les langues anciennes - dont bien sur l'hébreu - mais aussi des références au grec. Comme on commence à avoir des relations de voyage qui ont étudié des langues différentes, il fait des références prudentes aux langues primitives.

Ontogenèse et phylogenèse :

Idée que l'on peut apprendre sur le développement phylogénétique en étudiant le développement ontogénétique. S'il y a eu imitation dans les premiers stades du langage, elle présuppose une transformation subjective du modèle naturel. Pour lui, dans l'origine des langues, les verbes viennent avant les noms, en accord avec sa philosophie, les premiers mots vont désigner des actions sonores. "L'enfant nomme comme mouton non pas le mouton mais la créature bêlante, il fait ainsi de l'interjection un verbe : le verbe bêler. " Prosopopée : comme VICO, Herder se livre à une animisation de la nature, elle permet de faire tenir ensemble langage et mythe et fait de la poésie le premier langage de l'humanité. Herder, comme Rousseau, insiste sur le râle essentiel que jouent dans cette transformation nature / culture les métaphores et les synonymes.

Dans cette partie, Herder reconstruit l'histoire de la parole à partir de racines onomatopéiques et de la marche graduelle de l'esprit humain vers la culture, l'histoire du passage nature/culture.

Par quelle voie l'homme a-t-il pu et dû le plus facilement inventer le langage?

Pour Herder, l'origine du langage est liée à celle de l'humanité, il s'y ajoute un élément supplémentaire : élément d'historicité. Il va être à l'origine de beaucoup de travaux (Hegel, Marx) : réflexions matérialistes sur le sens de l'histoire. Dans cette partie, Herder énonce ce qu'il appelle les "4 lois de nature". Ici, nature doit surtout être pris au sens de société " l'état de nature pour l'homme c'est l'état de société". Présentation comme état paradisiaque : cet état de nature se confond avec le génie naturel de l'homme. L'énergie créatrice de l'homme n'a jamais été plus développée qu'à ce moment de création du langage. (Contrairement à Rousseau, il n'y voit pas de dégénérescence : pour lui, le perfectionnement est possible, la créativité marque la différence entre état de nature et société civile.) Herder en profite pour égratigner société et politique du XVIIIème. Pour Herder le perfectionnement est continu.

Première loi de nature : L'homme est un être actif, pensant librement

"L'homme est un être actif, pensant librement, dont les forces agissent en progression, c'est pour cela qu'il est une créature de langage". L'homme se distingue de l'animal : celui-ci est mené par son instinct. Le manque d'instinct pourrait être un handicap, mais l'instinct est une limitation pour l'animal. L'homme a du trouver autre chose : réflexion puis conscience. "Le premier moment de la conscience fut aussi celui de l'émergence intérieure du langage." Le langage apparaît à Herder comme une nécessité pour l'homme . "cette nécessité est aussi intime que l'impulsion à naître chez l'embryon." Toute la nature concourt à cette nécessité et cette nécessité ne conduit pas seulement à un langage créé une fois pour toutes, il y a en plus disposition au langage et à perfectionner continuellement le langage. Herder montre qu'il y a création, perfectionnement et boucle : au fur et mesure du perfectionnement de la réflexion, il y a perfectionnement du langage donc de la réflexion... Pour Herder cela est de l'ordre du miracle. VICO, dans un ouvrage sur le langage suppose une étape muette, pour Herder c'est impossible : dès qu'il y a eu langage, c'était un langage audible, produit par la voix.

Deuxième loi de nature : L'homme est par vocation créature de troupeau

"L'homme est par vocation créature de troupeau, de société, le perfectionnement d'un langage lui devient dès lors naturel, essentiel, nécessaire" Herder articule ensuite sa pensée sur l'absence d'instinct, fait intervenir l'éducation. L'absence d'instinct implique la nécessité d'une éducation, d'ou l'importance de l'entourage familial pour apprendre la langue. Etre social par excellence, l'homme ne prend sa place dans la société qu'à l'intérieur d'une progression. L'enfant apprend le langage et le perfectionne.

Troisième loi de nature : Le genre humain ne put demeurer qu'un seul troupeau

C'est celle qui va fonder des langages particuliers : "Le genre humain ne put demeurer qu'un seul troupeau il y eut donc formation de différences, de langues nationales" C'est l'explication de la diversification des langues selon Herder : Pour lui, au début, existait un langage unique, la diversification vint ensuite. Là encore, il n'y a pas dégénérescence mais perfectionnement. Il situe les éléments de variabilité dès la cellule familiale : un cadre familial différent implique un idiome différent. (Cette conception des choses devra attendre le vingtième siècle avec BLOOMFIELD puis LABOV et la sociolinguistique pour être de nouveau prise en compte.) Mais il faut une raison pour expliquer cette diversification importante entre les langues. Herder reprend les travaux de HOBBES sur la diversité des langues, elle provient de conflits entre les hommes à un moment ou un autre. Haines et guerres mènent à la diversification (peut être inspiré par Rousseau De l'inégalité). Herder analyse le détail de ces conflits "évolutifs". Point de départ : les grecs eux-mêmes ont été à la pointe de ce mouvement de refus des autres langues, pour eux, les langues barbares étaient une cacophonie de sons incapable du potentiel d'une vraie langue. Pas la peine de chercher Dieu ou Babel : c'est l'homme qui est responsable de la diversité des langues.

Quatrième loi de nature : le genre humain forme un tout progressif d'une origine unique

"De même que, selon toute vraisemblance, le genre humain forme un tout progressif d'une origine unique au sein d'un grande ordonnance unique, il en est de même de toutes les langues et avec elles de toute la chaîne de la culture" Le perfectionnement de la langue mène au perfectionnement au sens le plus élevé du terme. Applicable non pas à des individus particuliers, il doit être vu dans le cadre de la vie en société. Cette création ne peut se produire que parce que l'homme vit en société. Cette partie a des accents Pascaliens : la langue est la somme de toutes les activités de l'âme humaine. Herder fait aussi allusion aux travaux débutants de la généalogie des langues (grammaire comparée), le langage se répand sur toute la terre et de cette façon se perfectionne avec le genre humain.

Conclusion de l'ouvrage :

Il se révèle très novateur dans la polémique l'opposant à Sussmilch : l'homme est créateur du langage et non pas Dieu. On a dit que le langage avait été inventé par Dieu parce que cette invention est tellement extraordinaire que possible par Dieu seul. Faux, c'est l'homme qui crée le langage mais ce faisant il se rend digne de son créateur. Ces travaux réapparaissent chez Noam Chomsky, dans sa théorie de la grammaire générative. Chomsky trouve ses illustres devanciers chez les cartésiens et chez Herder surtout quand il s'agit de la créativité du langage (La linguistique cartésienne anglaise : 1966 France : seuil 1969). Il montre comment dans le cadre des idées de Herder est présente la notion de créativité qui oppose homme et animal.

(D'après le cours "Origines du langage" de D.Autesserre)

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